[21] Someday out of the blue .×
Parce que c'est une part de notre monde, après tout. Une histoire à quatre mains. En souvenir des petites créatures colorées qui nous ont fait nous rencontrer.
Some day out of the blue
In a crowded street or a deserted square
I'll turn and I'll see you
As if our love were new
Some day we can start again, some day soon
L’aube ricochait sur les murs clairs du palais d’Altomare, ajoutant au marbre gris veiné d’argent des touches de lumière abricot, pêche et rose. Au dehors, à quelques dizaines de mètres, des marchands s’affairaient à installer leurs échoppes pour le marché hebdomadaire ; devant les tours blanches du gigantesque bâtiment royal, une centaine de serviteurs terminaient d’accrocher les guirlandes luminescentes ou d’arranger des bouquets de fleurs démesurés. Quelques algarades éclataient ici ou là, pour des couleurs que l’un jugeait inadéquates ou pour des décorations qu’un autre pensait pas assez travaillées. Le royaume était en effervescence et même à l’intérieur du château, beaucoup s’activaient déjà à préparer ce jour un peu spécial. Kaimi devait être encore plus discrète que tous les autres matins ; elle se faufila parmi les colonnes de pierres, se tassa derrière une tenture de velours, dévala à pas feutrés (tout du moins essayait-elle qu’ils le soient) les escaliers de granite et ajusta sa capuche de façon que son visage fût escamoté. Elle retint son souffle lorsqu’elle croisa une des servantes qui aurait dû l’aider à choisir ses robes, aujourd’hui, mais la jeune femme ne s’arrêta pas et Kaimi soupira. Ouf, la petite fenêtre apparaissait déjà au fond du couloir étroit qui menait à la buanderie. Elle l’ouvrit d’un coup de coude et s’y glissa tant bien que mal, s’accrochant fermement à la branche du chêne immense qui caressait mollement le mur est du palais. Après quelques accros à sa cape et quelques égratignures sur les bras, une autre porte cachée passée, un mur surmonté et un trou empruntée, elle atteignit enfin la maisonnette rosie par le temps d'Alea, au fin fond du troisième parc. Elle s’y engouffra en claquant la porte de merisier, soulagée qu’aucun garde ne l’ait remarquée. Alea, occupée à chauffer du lait, la salua en chantonnant alors qu'elle s’affalait sur l’une des chaises pour reprendre son souffle.
- Tu ne devrais pas sortir
aujourd’hui, lui conseilla prudemment la jeune fille aux longues
boucles châtaines. Les rues sont déjà bondées,
tu vas vite te faire attraper.
- Oh, pas toi Alea ! la supplia Kaimi. Tu sais que j’en ai besoin !
- De toute façon, tu feras
fi de mes homélies ! répliqua son vis-vis en riant. Un
chocolat chaud avant de te plonger dans notre monde à nous,
les gens sans importance ?
Kaimi lui accorda un regard las et
refusa, bien que la proposition de la jeune domestique fût
alléchante. Elle n’avait pas de temps à perdre. Elle
ouvrit la porte opposée à celle qu’elle avait
franchie, les doigts fébriles ; aussitôt, les bruits
citadins l’envahirent, les effluves du marché
l’enveloppèrent et elle ferma les yeux pour mieux apprécier
la liberté. Libre. Alea sourit devant les manières
mutines de l’adolescente, de trois ans son aînée. Lorsque Kaimi se mit à courir entre les passants, la
domestique eut un pincement au cœur ; la princesse n’était
qu’une enfant enfermée dans une prison dorée. Elle
ignorait tout de l'extérieur, aussi naïve qu’une petite
fille. Elle ne savait pas que dans les quartiers délaissés, des familles
mourraient, comme des fleurs fanées par la pauvreté.
Elle n'entendait pas la révolte gronder derrière les remparts ni les rumeurs chuchotées sur le retour des Protecteurs d'Altomare. Après tout, c’est une princesse, songeait
Alea en remuant le lait bouillant. Une princesse, c’est bien
au-dessus de tout ça.
- Même si tu ne veux pas,
cria la jolie domestique en rabrouant un sourire, joyeux
anniversaire !
Kaimi lui répondit par une
grimace. Bien au dessus de tout ça.
Les canaux d’Altomare
resplendissaient sous les premiers rayons du soleil et les bâtisses
blanches et sculptées se détachaient du ciel bleu entaché
de nuages paresseux. L’eau glougloutait entre les cris
des commerçants, limpide et fraîche. Son royaume était
magique, sans aucun doute. Leur royaume. Altomare était à
Kaimi autant qu’à chacun des habitants de cette drôle de
contrée régie par l’onde. Kaimi glissait
entre les étales colorées, fascinée par le
brouhaha ambiant. Ses yeux mordorés étaient accrochés
par des objets tous plus étranges les uns que les autres et
bien qu’elle soit peu sociale, elle appréciait les
modulations des passants, leurs rires, leur spontanéité.
C’était un remue-ménage salvateur après ces
heures ennuyantes dans le palais si froid. Elle était une
simple anonyme dans ces ruelles où fleuraient mille et une
odeurs, des parfums fleuris, épicés, des fragrances
vanillées ou sucrées. Elle oubliait ce rôle de
princesse qui lui collait à la peau et l’emprisonnait dans
des litanies d’histoires monarchiques ou de discours politiques.
Ici, elle n’était qu’une fille fondue dans la masse
chantante d’Altomare. Elle acheta un fondant au chocolat tellement
tentant (c’est bien connue, la meilleure façon de résister
à la tentation, c’est d’y céder) et de jolies
pêches rebondies au jus qui dégoulinait sur les doigts
lorsqu’on en croquait la chair exquise. Tout était un
enchantement lorsqu’on subissait un ostracisme complet depuis la
naissance. Kaimi ne connaissait que les gens du palais et encore… de loin. Les serviteurs restaient en retrait, mus par leur respect
envers la fille de leurs souverains. Même Alea, sa confidente
depuis deux ans, était toujours distante, comme si elle avait
peur des représailles. Kaimi secoua la tête, bien décidée
à profiter de la matinée sans s’encombrer l'esprit de ses
petites tristesses quotidiennes. Le soleil chauffait sa peau dorée,
lui arrachant un sourire. Quel plaisir d’oublier les courants d’air
glaciaux du palais ! Elle virevolta sur les pavés ocre,
s’attirant bons lots d’œillades amusées ou intriguées.
Tant pis pour la discrétion. Elle était encore
étrangère à cette ville. Cela faisait seulement six mois
qu’elle l’arpentait sans permission, un jour par
semaine, éblouie par le monde inconnu dans lequel elle entrait
dès qu’elle franchissait la porte d'Alea. Elle
avait beau être l’unique princesse d’Altomare et connaître
la moindre ligne de son histoire, ses quartiers et ses mystères
lui restaient à découvrir.
Bien à l’abri sous sa capuche
(si toutes les têtes lui étaient inconnues, son visage
était assez célèbre pour être
régulièrement affiché sur les immenses panneaux
de cristal qui relayaient les dernières nouvelles à travers la ville), elle
reniflait, admirait, touchait, goutait, vivait. Elle était
quelqu’un d’autre, euphorique. Elle avait presque oubliée
sa grande contrariété. Dix-huit ans. Ce tout petit
chiffre qui sonnait le glas de l’enfance, des rêves, de
l’espoir. Pour tous, sauf pour elle.
En fait, la princesse d’Altomare
était si insouciante, accaparée par ses découvertes,
qu’elle ne prêtait aucune attention aux allées et
venues des autres passants. Aussi, elle ne le vit pas du tout
arriver en courant, tout droit sorti de nulle part, apparu comme par
magie dans la rue grouillante de monde.
Elle percuta le garçon de plein
fouet, basculée à la renverse par le choc. Il la
rattrapa in-extremis. Son capuchon échoua sur ses épaules
et elle redevint vulnérable. Un cri puis un autre. Elle
percevait déjà le cliquetis des armures des gardes qui
se précipitaient, vifs et agiles, alarmés par les
exclamations des badauds. Un flot de jurons qui n’avait rien de
très royal lui échappa. Lorsque celui qui l’avait
faite découvrir échappa un rire, elle fulmina.
Grand et mince, le jeune homme
affichait une mine railleuse à mille lieues de l’air désolé
qui aurait dû peindre ses traits ; ses cheveux ébène
effleurait ses cils et ce détail agaça Kaimi sans
qu’elle ne comprenne pourquoi. Son sourire jouait sur ses lèvres
tant que dans ses prunelles dorés. Elle se retint à
grande peine de lui décocher une gifle (ou un coup de poing,
elle hésitait) et lui lança un regard brûlant.
Il lui répondit par une œillade taquine. Mal lui en pris, car
l’adolescente ne se retint plus du tout.
S'il évita lestement l’uppercut
de la princesse en plongeant au sol, il esquiva beaucoup moins bien le
plat de l’épée du garde qui avait accouru, persuadé
qu’on tentait d’enlever la belle et fragile héritière
de la Rosée Âme. Le coup d’œil furibond que la
princesse lui jeta le fit se tasser dans sa légère
armure de titane. D’accord, la belle et impétueuse
héritière. Kaimi s’agenouilla auprès de
l’inconnu, le secouant légèrement.
- Bien joué !
ragea-t-elle. Vous venez d’assommer un pauvre innocent !
- Mais vous…
- Je lui suis rentrée
dedans ! C’est tout !
- Vous en veniez aux mains, Princesse Kaimi !
Ladite princesse claqua la langue, agacée qu’on use de son nom officiel. Tous ceux qui n’avait pas compris qui elle était la dévisagèrent avec un intérêt nouveau.
- Je refuse de croire à une
coïncidence ! Il vous a bousculée en connaissance de
cause !
- Je l’ai bousculé !
corrigea-t-elle, essayant de contenir son excès de colère.
- Nous l’emmenons quand même
au palais, histoire de vérifier ses papiers. Et vous avec.